Message de l’église aux artistes par Son Éminence le Cardinal Paul Poupard, Président du Conseil Pontifical de la Culture.

L’Art messager de l’Amour.

Le Saint-Père, en créant le Conseil Pontificat pour la Culture, a voulu manifester toute l’importance que l’église attache aux artistes « Dès le début de mon pontificat, écrit-il dans la lettre de fondation du Conseil, j’ai considéré que le dialogue de l’église avec les cultures de notre temps est un domaine vital dont l’enjeu est le destin du monde en cette fin du XXe siècle. La synthèse entre culture et foi n’est pas seulement une exigence de la culture mais aussi de la foi. Une foi qui ne devient pas culture est une foi qui n ‘est pas pleinement accueillie, entièrement pensée, fidèlement vécue ».

Et le Saint-Père ajoute « L’Amour n’est-il pas une grande force cachée au cœur des cultures pour les inviter à dépasser leur irrémédiable finitude. en s’ouvrant vers Celui qui en est la source et le terme, et leur donner, quand elles s’ouvrent à sa grâce, un surcroît de plénitude ».

J’avais récemment le privilège d’être à Varsovie l’hôte de la Communauté des Intellectuels et des Artistes polonais. Ils me racontaient comment dans les années 70, si difficiles, « le Cardinal Stefan Wyszynski a créé pour les intellectuels et les artistes de notre pays cet espace de liberté en ouvrant largement les portes des églises de Varsovie à la poésie, à la musique, à la peinture, aux sciences humaines, bref aux sciences spirituelles de l’homme ».

Et ils me citaient ses paroles adressées en 1977 aux intellectuels de la capitale : « Vous approchez les autels pour exprimer tout ce qui vous tient à cœur. Sachez que c’est un lieu qui vous appartient. Il y aura assez de place pour vous et pour les prêtres qui sont au service du peuple. Il y aura assez de place et assez de pain dans les temples de Dieu pour l’évangile et pour votre œuvre qui enrichit la vie de ce pays ». Permettez-moi, chers amis, de vous proposer la devise de cette communauté qui regroupe mille participants : « L’église s’ouvre aux intellectuels et aux artistes, et les intellectuels et les artistes s’ouvrent à l’église ».

Le Chrétien et l’Art.

La vocation singulière de l’artiste chrétien est de donner forme -et force aussi- à ce sentiment vivace et irrépressible, qui naît des profondeurs du cœur de l’homme : la nostalgie.

Ce sentiment prégnant et douloureux d’une promesse de plénitude qui s’évanouit sans cesse, rêve toujours renaissant d’un retour à une Patrie inaccessible, plainte d’un cœur blessé par l’absence, aspiration vers les rivages de paix et d’innocence. La nostalgie a sa source au plus profond du cœur de l’homme. Elle le rappelle sans trêve à ses profondeurs abyssales, le soustrait à la distraction métaphysique et au misérable émiettement d’une vie toute en surface.

Il est des moments où il faut arracher le masque de l’insouciance et du bonheur facile pour laisser apparaître le visage blessé – combien plus beau ! – de celui qui s’interroge sur sa destinée : Pourquoi suis-je né ? Qui suis-je ? Pourquoi la souffrance et le malheur innocent des faibles, des êtres sans défense, et même des choses inanimées ? « Objets inanimés, avez-vous donc une âme, qui s’attache à notre âme et la force à aimer ? ». Pourquoi tant d’élans généreux qui se brisent si souvent devant le mur de bronze de notre propre impuissance ? Pourquoi ce sentiment d’inachevé au cœur de tout ce qu’il nous est donné de vivre et cette impression tenace que l’important, le définitif et l’essentiel sont ailleurs ? Pourquoi donc reste introuvable, pour tant de nos frères, la voie vers une existence pleine et lumineuse ? Pourquoi la vie semble-t-elle souvent un échec, même aux plus puissants potentats du monde ? Ne serait-ce pas devant la si éprouvante perspective de la mort, l’espérance en creux d’une plénitude que ne saurait combler aucune finitude ?

Chers amis artistes, avec le Pape, avec l’église, j’admire en vous ce génie créateur qui, d’un peu de matière pétrie, coloriée, sculptée, émaillée, enluminée, gravée, ciselée, fait surgir un visage, campe un personnage, brosse un paysage, ouvre un horizon Car il y a plus de joie à admirer qu’à critiquer. Et la soif de beauté est en nous si profonde que l’œuvre d’art authentique réveille et révèle en nous comme une source ca­chée. L’Amour du Beau, bien loin de s’opposer à l’Amour du Vrai et à l’Amour du Bien, les conjoint au contraire et leur donne une force nouvelle dans un univers trop souvent altéré par le mal, défiguré par le laid, enténébré par le mensonge.

Iossip Brodski, Prix Nobel de Littérature, le dit justement : « L’artiste essaie d’élever le niveau de son regard. L’esthétique est la mère de l’éthique. Plus nous sommes en contact avec des œuvres de valeur, meilleurs nous devenons. L’art n ‘est pas une forme de distraction ni de consommation. L’art est tout simplement un phénomène anthropologique. Il montre à l’être humain ce Qu’il doit devenir. Il est une invitation à le suivre. Il nous donne un vecteur, une direction »

« L’art, disait Adam Chmielowski. le Bienheureux Frère Albert, l’essence de l’art est l’âme qui s’exprime dans le style ».

L’homme en effet ne vit pas seulement de pain. Mais il est toujours assoiffé de vérité. Nul ne peut vivre sans amour. La beauté est le visage que Dieu donne aux hommes créés à l’image de son Fils bien-aimé. Et la vocation de l’artiste est d’incarner cette beauté dans la musique et la sculpture, l’architecture et la peinture, la poésie, les arts et les lettres. La beauté enchante le regard, la beauté réjouit l’esprit, la beauté dilate le cœur.

« L’art est une exigence d’impossible mise en forme » (Christian Chabanis). J’aime la tension créatrice entre ces deux composantes nécessaires.

Chers amis artistes, vous êtes en réalité des témoins d’éternité. Et l’église, en charge de l’éternel incarné en notre temps fugace, aime les artistes comme des messagers incomparables de ce spirituel, en notre époque si dure et tourmentée.

L’Artiste créateur, à l’image de Dieu créateur.

Certes, de tout temps l’église a manifesté le respect qu’elle professe pour la culture, comme aussi toute l’aide qu’elle en attend et le service pour la promotion de l’évangile, tant il est vrai qu’il est un lien organique et constitutif entre le message du Christ et de l’église avec l’homme, dans son humanité même (Jean-Paul II à l’Unesco, le 2 juin 1980).

Mais le Concile Vatican II en notre temps a voulu y consacrer toute une partie de son engagement, un chapitre entier, de la Constitution Pastorale Gaudium et Spes.

Le Concile y souligne l’importance fondamentale de la culture pour le plein épanouissement de l’homme, les multiples liens qui existent entre le message du salut et la culture, l’enrichissement mutuel de l’église et des diverses cultures dans la communication historique avec les civilisations.

C’est dire le caractère historique des cultures, et donc à fa fois leur unité foncière et leur diversité, et en même temps la part d’héritage des valeurs qu’elles assument et la tâche d’incarnation sans cesse renouvelée qu’elles ne cessent d’accomplir.

L’église reconnaît l’effort créateur de l’Artiste et y voit une part essentielle de son génie, à l’image même de Dieu créateur Et elle l’a puissamment élargi, en donnant à l’homme, aussi bien aux ressources de son intelligence qu’à celles de sa sensibilité, à la fois un champ nouveau, par le message divin qu’elle lui apporte, et une puissance nouvelle, par la force du ferment dont elle est dépositaire et dispensatrice.

Car toute culture authentique est ouverture sur l’essentiel et est pour l’homme le moyen privilégié d’affirmer son identité, tout en respectant la différence de l’autre. Qui ne voit dès lors, dans la prodigieuse efflorescence des arts, le dynamisme même de l’Incarnation  Mystère de la communion dans la différence, n’est-ce pas la dimension même de l’église. « Notre Sainte Mère l’église, disait le poète Paul Claudel, sur les genoux de laquelle j’ai tout appris ». Chers amis artistes, nul plus que vous n’est à même de la comprendre.

C’est le Concile lui-même qui vous le dit. Et je voudrais vous remettre en mémoire le Message qu’il vous adressait, au moment de clore ses travaux, voici 23 ans, il m’en souvient, sur la place ensoleillée de Saint-Pierre : « A vous tous, artistes qui êtes épris de la beauté et qui travaillez pour elle, poètes et gens de lettres, peintres, sculpteurs, architectes, musiciens, hommes du théâtre et cinéastes… A vous tous, l’église du Concile dit par notre voix : si vous êtes les amis de l’art véritable, vous êtes nos amis !

L’église a dès longtemps fait alliance avec vous. Vous avez édifié et décoré ses temples, célébré ses dogmes, enrichi sa liturgie. Vous l’avez aidée à traduire son divin message dans le langage des formes et des figures, à rendre saisissable le monde invisible.

Aujourd’hui comme hier, l’église a besoin de vous et se tourne vers vous. Elle vous dit par notre voix : ne laissez pas se rompre une alliance féconde entre toutes ! Ne refusez pas de mettre votre talent au service de la vérité divine ! Ne fermez pas votre esprit au souffle du Saint-Esprit !

Ce monde dans lequel nous vivons a besoin de beauté pour ne pas sombrer dans la désespérance. La beauté, comme la vérité, c’est ce qui met la joie au cœur des hommes, c’est ce fruit précieux qui résiste à l’usure du temps, qui unit les générations et les fait communier dans l’admiration. Et cela par vos mains… Souvenez-vous que vous êtes les gardiens de la beauté dans le monde ».

Oui, chers amis, vous êtes pour l’ église des partenaires privilégiés Vous n’avez cessé depuis deux millénaires d’apporter toute la puissance de votre talent et la force de votre génie pour traduire de manière saisissante le mystère de la condition humaine, dans sa grandeur et sa précarité, sa soif d’absolu et son besoin de beauté, sa fascination pour la part de transcendance cachée, parfois enfouie, mais jamais totalement ensevelie dans ce corps humain que le Christ, en venant partager notre nature, est venu transfigurer et sauver. Car c’est l’homme tout entier qui est transformé, corps et âme, par l’incarnation de Celui qui est selon la forte expression de Jean-Paul II dans sa première Lettre Encyclique, Redemptor Hommis : « L’un des milliards et cependant l’Unique ».

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