Musique Religieuse pour le concert ? ou pour le culte ? par Jean Saint-Arroman, Musicologue.

Caractéristiques de la musique religieuse

Le répertoire de musique religieuse couvre toute l’histoire de notre civilisation (1) et reflète les moindres évolutions du goût et de la pensée. Bien qu’une grande partie des œuvres ait été perdue, ce qui nous est parvenu est à la fois immense, et d’une qualité tout à fait exceptionnelle. De nombreux compositeurs ont réservé leurs meilleures œuvres au culte; le clergé lui-même a souvent imposé élévation d’esprit et rigueur de style. L’immense majorité des œuvres a été écrite pour prendre place dans les offices comme partie intégrante du culte et ne représente en aucun cas une décoration plaquée ou ajoutée.

La musique liturgique a constamment évolué, et son interprétation elle-même a changé d’époque en époque ; en France au moins, les traditions locales ont toujours eu une grande importance. Les thèmes, les formes et l’esprit de la musique liturgique ont profondément influencé la musique religieuse : l’alternance orgue plain-chant, avec utilisation du plain-chant dans la musique pour orgue, n’en est que le meilleur exemple. Liée à la musique liturgique, au chant, à la parole, faisant une grande place à l’orgue, la musique religieuse a une personnalité bien définie.

Les exécutions anciennes de la musique religieuse

Parce qu’elle est relativement rare, il faut mettre à part la musique conçue pour être exécutée en dehors des offices ; il s’agit très souvent d’œuvres composées sur des sujets bibliques (Jephté de Montéclair, par exemple). Quelques œuvres sont également destinées à être jouées à la fin des offices ou immédiatement après eux : carillons des morts (fin des vêpres de la Toussaint), Noëls pour orgue (très souvent après les vêpres des jours précédant la fête de Noël), etc…

Parfois, l’abondance de musique religieuse transforme l’office en concert. On prendra comme exemple les messes exécutées à la chapelle royale de Versailles, selon les instructions de Louis XIV : un grand motet (soli, chœurs et orchestre) était joué du début de l’office à la préface – un petit motet (souvent un ou plusieurs solistes et basse continue) allait de la préface à la fin de la messe – puis un « Domine salvum fac Regem » (soit un soliste et basse continue, soit chœur et orchestre) était exécuté à la fin de l’office, juste avant la bénédiction. Certaines messes, de longueur un peu inhabituelle, tendaient aussi au concert. Mais on reste toujours dans le domaine des exceptions.

La musique religieuse participe généralement aux offices : prenant ici et là la place de la musique liturgique, alternant avec elle, ou l’utilisant comme matière thématique. Il existait un schéma des participations possibles de la musique aux offices, suivi par la majorité des diocèses, qui faisait une large place aux traditions locales (sources de richesse musicale). Examinons par exemple, de manière très schématique et générale, la façon dont la musique religieuse pouvait être intégrée aux offices, en France, à l’époque classique.

Matines, certaines antiennes, Te Deum

Laudes, certaines antiennes, hymne. Benedictus.

Messe, Kyrie, Gloria, Graduel, Prose, Offertoire, Sanctus, Elévation, Agnus, Communion, Ite Missa est.

Vêpres, certaines antiennes, hymne. Magnificat, Benedictus Domino.

Complies, plusieurs motets (choix très libre)

Un tableau très général, semblable à celui-ci, pourrait être établi pour chaque pays d’Europe et à chaque grande étape de révolution de sa liturgie.

Quelle est la vie actuelle de la musique religieuse ?

En France, l’usage de la musique religieuse dans les offices se fait principalement en plaçant quelques pièces d’orgue comme entrée, communion ou sortie ; et encore s’agit-il là, très souvent de pièces d’orgue destinées au culte luthérien allemand et n’ayant rien à voir avec le culte catholique français. Seules quelques rares églises ayant une chorale ou une maîtrise se distinguent de cette triste situation.

Le répertoire de musique religieuse est donc essentiellement joué au concert. Certes, une grande pièce de musique – tel un grand motet pour chœur, soli et orchestre, ou bien un offertoire sur les grands jeux, ou encore un très long motet pour soliste et basse continue – peut être donnée en concert et séparée de son contexte, parce qu’elle forme un tout sur le plan musical. Ces œuvres n’y gagnent rien, surtout lorsqu’elles ne sont pas données dans un cadre architectural religieux.

Mais l’essentiel de ce répertoire perd une grande partie de son sens lorsqu’il n’est pas donné dans un cadre architectural religieux et perd toute signification quand il est joué en dehors de son contexte liturgique. Un exemple frappant : le premier et le troisième Kyrie pour orgue de la messe classique française ; ils encadrent un Kyrie en plain-chant, chanté a capella, dont la musique a servi de base à l’écriture du premier Kyrie, et au thème de la fugue. Les trois pièces (orgue/plain-chant/orgue) forment un chant de plainte qui correspond au sens du texte « Seigneur, ayez pitié de nous ». Cet ensemble est absolument indissoluble : l’exécution en concert des deux seules pièces d’orgue est un non-sens.

Pour une exécution logique de la musique religieuse en concert.

II suffit de replacer la musique liturgique autour de la musique religieuse qui doit faire corps avec elle. Un bon exemple est le Gloria de la messe classique pour orgue : il débute par une intonation (chantée par le prêtre à l’office, elle peut être chantée par un choriste au concert) – on alterne ensuite un verset joué à l’orgue et un verset en plain-chant, jusqu’à la fin du Gloria. Un autre exemple est le « miserere » de Delalande pour voix et basse continue : un verset sur deux est chanté par une soprano accompagnée à l’orgue, un verset sur deux en plain-chant a capella Une autre manière de faire est d’introduire dans un concert les parties musicales d’un office.

On peut très bien reconstituer les parties musicales des vêpres :

– un des cinq psaumes de vêpres : antienne improvisée à l’orgue, le plain-chant sera simple ou en faux-bourdon,

– hymne alterné entre le plain-chant et l’orgue,

– le Magnificat : (soit avec orgue et plain-chant en alternance, soit soliste en alternance avec le plain-chant),

– on pourra terminer par un motet à la Vierge, comme on l’a fait très souvent à l’époque classique.

Un tel programme doit avoir une certaine unité de lieu (pays), et de style (époque). De plus, on évitera de reconstituer intégralement en concert l’office avec toutes ses parties récitées et psalmodiées : cette reconstitution théâtrale pourrait être choquante.

Pour une exécution de la musique religieuse dans les offices modernes.

Situation actuelle.

La première règle que doit observer le musicien étant de respecter la manière dont l’office est célébrée dans chaque lieu de culte, il convient de faire le bilan actuel de la situation. Au moment où est écrit cet article, on remarquera que, si l’office est dit en français dans la très grande majorité des lieux de culte, il est des couvents qui ont maintenu une tradition d’office en latin, et il est des églises où l’office en latin est toléré. Trois cas de figure se présentent au musicien.

  1. a) – dans des circonstances exceptionnelles (fête commémorative de la naissance ou du décès d’un grand musicien, fête commémorative de l’inauguration d’une église, etc.) on pourra reconstituer l’office d’une époque passée, comme nous l’avons fait pour le tricentenaire de la naissance de Rameau à
  2. b) – pour les églises qui tolèrent les offices en latin, ou lorsqu’un couvent a consacré les offices en latin (ce qui est moins rare), il est très facile d’intégrer à l’office la musique religieuse telle qu’elle a été chantée à telle ou à telle époque, complètement ou partiellement On devra tenir compte d’un détail important : le chant liturgique sous tous ses aspects (notation, style, caractère, texte musical lui-même, interprétation) a constamment évolué depuis ses origines jusqu’au milieu du vingtième siè S’il est musicalement souhaitable de faire alterner des versets en musique avec les versets de grégorien ou de plain-chant de l’époque correspondante, ce n’est pas toujours possible, pour des raisons de règle conventuelle par exemple. En effet, le grégorien le plus généralement utilisé par le clergé est directement hérité de Solesmes et ne correspond à aucune époque précise.
  3. c) – tout en respectant parfaitement la liturgie telle qu’elle est définie actuellement par l’église, on pourra introduire une pièce de musique religieuse à tel endroit ou à tel autre de l’office : par exemple, le kyrie de la messe pour orgue de Nivers faisant alterner plain-chant et orgue, court motet écrit pour l’élévation par Bernier (voix soliste et basse continue à l’orgue). C’est certainement la manière la plus intelligente et la plus souple de faire participer la musique religieuse aux offices des dimanches et des fêtes solennelles. Ceci ne permet pas seulement de respecter la liturgie moderne, mais aussi de pouvoir jouer la plus grande partie du répertoire de musique religieuse à sa place, c’est-à-dire pendant les offices.

N’est-il pas regrettable de laisser dormir ou de n’exécuter qu’au concert cet immense répertoire de musique religieuse, qui est probablement le plus beau fleuron de la musique occidentale, alors qu’il a été suscité par l’église elle-même ?

(1) Cette brève étude ne concerne que le culte catholique en France.

Bibliographie

Jean Saint-Arroman – L’Interprétation de la Musique Française, 1661-1789 – Honoré Champion, Editeur.

Volume I :            Dictionnaire d’interprétation (Initiation).

Volume II :           L’interprétation de la musique pour orgue.

Volume III :          L’interprète de son instrument.

Volume IV :            La Suite française et les formes de la musique vocale.

Volume V :          L’agrémentation et le phrasé.

Volume VI :         Grand dictionnaire d’interprétation.

Fac simile :            La Musique Française Classique de 1650 à 1800.

Collection publiée sous la direction de Jean Saint-Arroman. Jean-Marc Fuzeau. Editeur.