Histoire et Archéologie, l’histoire de la musique a-t-elle commencé dans le Comminges par Jacques Chailley Professeur honoraire d’histoire de la musique à la Sorbonne.

Un tel titre n’est point flagornerie de complaisance, mais énoncé de la question la plus sérieuse qui soit. Car c’est bien dans le Comminges, près de Saint-Girons, que se trouvent, dans la grotte dite des Trois-Frères, les deux plus anciennes images connues de l’histoire musicale universelle el la rareté d’un tel témoignage le rend inestimable. Cette grotte n’est pas ouverte au public, mais j’ai eu le privilège de la visiter en 1971, grâce à l’amabilité du propriétaire Robert Bégouen, fils de l’un des « trois frères » qui, l’ayant découverte, lui ont donné son nom.

Ces deux scènes, que les archéologues datent de l’ère paléo­lithique, représentent toutes deux un sorcier dansant, revêtu d’un déguisement d’animal. Mais l’une d’elles est particulièrement précieuse en ce qu’elle est, pour un très long temps, la seule scène imagée où figure un instrument de musique en action, et c’est à elle que nous nous attacherons particulièrement. Située au fond d’un long couloir obscur et mêlée à d’autres graffiti, elle se trouve à quelques centimètres du sol, et on ne peut guère l’examiner que couché sur la glaise. Peu visible, mais d’un dessin très net malgré les entrelacements, elle a jadis été déchiffrée par l’abbé Breuil, qui y a identifié une scène de magie musicale : recouvert, on l’a dit, d’une peau de bête dont la tête et les cornes surmontent son propre chef, un homme danse derrière un troupeau de ren­nes, cherchant sans doute à l’envoûter pour préparer sa chasse. II tient devant sa bouche un instrument qu’on a cru longtemps être une flûte : on sait à présent qu’il s’agit d’un autre instrument de musique, bien connu de l’ethnomusicologie, un « arc musical ».

Or, cet instrument existe toujours et continue à être en usage dans certaines tribus primitives d’Afrique ou d’Amérique du Sud (1). Nous en possédons des enregistrements et ce que nous entendons ne doit pas être très éloigné de ce que pouvait jouer le sorcier des Trois-Frères. Même continuité de tradition en ce qui concerne sa danse voyant un jour une affiche éditée par l’Office de Tourisme au Mexique, j’avais été frappé de sa similitude avec notre gravure rupestre : le renne y est remplacé par le cerf, et le danseur agite un maracasse au lieu de jouer de l’arc musical. A ces deux détails près, à 15.000 ans de distance, la scène est la même.

En 1961. J’intitulais l’un de mes livres « 40.000 ans de musique » (2). De ces 400 siècles (un zéro de plus que dans la fameuse proclamation de Bonaparte en égypte), aucun témoignage matériel ne nous est connu sur les 250 premiers. L’histoire proprement dite s’ouvre avec les 150 derniers ; la gravure des Trois-Frères en est certainement l’un des plus anciens parmi ces témoignages et dans sa catégorie le plus ancien qui nous soit parvenu.

N’est-ce pas là, aux yeux des musiciens de tous pays, un nouveau titre de fierté pour une région que déjà son festival et ses orgues leur avaient rendue chère ?

Pour nous faire une image de l’énorme laps de temps qu’évoque cet exceptionnel document, imaginons de représenter mille ans par un mètre : nos 40.000 ans atteindraient ainsi la hauteur de la façade de Notre-Dame de Paris, soit 40 mètres, et les 15.000 ans de la gravure ariégeoise en occuperaient un peu moins de la moitié.

Au pied de cette imposante façade, nos 2.000 ans d’ère chrétienne auraient la taille d’un homme tenant un parapluie ouvert et chaque siècle y mesurerait environ dix centimètres Une année y serait un millimètre et les quelques 150 ans d’histoire de la musique qui nous sont familiers (depuis Bach à peu près) ne dépasseraient pas le diamètre d’un disque 30 cm que notre homme tiendrait sous son bras. Face à ces dérisoires mensurations, notre dessin de la grotte des Trois-Frères prendrait place, on l’a dit, vers le milieu de la façade, soit à peu près dans la galerie qui court au-dessus de la colonnade des rois.

 

 (1) Vous pouvez vous-même fabriquer et jouer d’un arc musical. Prenez une liane, par exemple une fibre de rempailleur de chaises ou, à la rigueur, une ficelle, et fixez-la aux deux bouts d’un bois flexible (coudrier) courbé et tendu fortement; fendez l’extrémité pour fixer. Tenez le bois d’une main en mettant la liane devant votre bouche ouverte et de l’autre main frappez la liane à coups rapides el répétés avec un bâton. Vous entendrez un son. En cherchant le bon emplacement et la bonne ouverture de la bouche, ce son sera amplifié et changera quand vous modifierez l’ouverture de la bouche ; ce sont les harmoniques du son principal émis par la corde frappée. Vous pourrez alors fabriquer un air. On entend même deux sons : celui de la corde frappée, fixe, et celui du résonateur de la bouche, mobile. En touchant la corde du doigt, les joueurs d’arc musical font aussi varier (souvent d’un ton) la hauteur de la corde. Certains arrivent même à chanter en jouant.

(2) Pour la justification de ce nombre, voir la note annexe n°1 dans la réédition 1976 de nos « 40 000 ans de musique »

(Plon. 1961), aux éditions d’Aujourd’hui.