Une remarque préliminaire. C’est bien le développement des sciences physiques, avec leurs applications, qui a permis l’extension bienfaisante que connaît la musique dans notre monde. Son épanouissement extraordinaire a pu s’effectuer grâce à la connaissance des ondes électromagnétiques, à la physique du solide, au transistor, aux perfectionnements successifs des disques, des bandes magnétiques, des cassettes, grâce à l’amplification et à la fidélité de la reproduction, en particulier par le laser. Pour tous ces perfectionnements, des physiciens, chimistes, électriciens, électroniciens, techniciens du vide, de l’informatique, mécaniciens de précision, voire théoriciens, travaillent dans de grands laboratoires de plus en plus complexes et de mieux en mieux outillés. Aussi existe-t-il une complicité et une connivence entre la musique et la science, et cet aspect n’est pas à négliger malgré son apparence un peu marginale.
Venons-en à l’essentiel. Pour beaucoup de scientifiques, la musique compte largement. On cite volontiers Einstein et son talent de violoniste, mais on en connaît bien d’autres qui sont de bons exécutants, parfois même des compositeurs. Une proportion considérable d’entre eux sait écouter en amoureux. La musique est probablement privilégiée, chez les scientifiques, par rapport aux autres expressions artistiques : peinture, poésie, théâtre. C’est la forme d’art la plus profondément perceptible aux hommes de science.
Il faut dire qu’il existe une proximité entre la musique et les sciences exactes. N’y a-t-il pas, dans toute œuvre symphonique par exemple, une architecture du nombre, une expression abstraite et ordonnée de la pensée ? Par elle, avec sa complexité précise et parfaite, les êtres s’élèvent au spirituel. Une émotion personnelle intense peut s’emparer de ces hommes contraints par un dur métier à une rigueur parfois desséchante et leur donne l’occasion de libérer un potentiel de rêves, d’assouvir des aspirations à la fois intellectuelles et sensuelles selon les plus secrètes résonances de chacun.
Qu’est-ce qu’un homme de science ? Quel doit être son profil ? On lui demande beaucoup, au cours d’une très longue formation. Lorsque, possesseur d’une maîtrise, d’un troisième cycle, d’un diplôme d’ingénieur, le jeune étudiant, déjà largement scolarisé, entre dans un laboratoire, il est débutant pour la recherche. On le fait participer au travail d’une équipe, à laquelle il appartiendra pendant de longues années, jusqu’au moment où il pourra présenter une thèse de doctorat qui sera le premier aboutissement de sa formation. Pendant cette période, fort peu scolaire, c’est même un dépaysement pour un habitué des examens et concours. Il apprendra la patience, la lutte contre la matière, la construction d’appareils nouveaux, la précision, l’attention aux signes, à ce qu’une expérience permet d’appréhender, et surtout l’inattendu. Il acquerra surtout la méthode traditionnelle, base de l’activité scientifique et aussi, en même temps et contradictoirement, l’esprit de remise en question, sans lequel la science est comme morte.
La méthode rationnelle, la précision, tout cela peut s’apprendre par l’expérience. C’est, de façon tangible, la suite du travail scolaire trop abstrait, mais ce n’est pas suffisant. Il faut être porteur d’imagination pour envisager de nouveaux dispositifs expérimentaux, pour effectuer les rapprochements, les synthèses, pour explorer une expérience – bref, il faut être un créateur : un créateur armé de la méthode rationnelle. C’est la nécessité de l’imagination créatrice, jointe à celle d’un travail précis et parfait, qui rapproche le scientifique de l’artiste : l’homme de science doit être, dans une certaine mesure, un artiste s’il veut être bon dans son domaine.
Mais nous ne sommes pas des créateurs au sens de l’artiste car le fruit de notre création n’affirme pas notre personnalité. Nous mettons beaucoup de nous-mêmes dans notre discipline mais le résultat ne dépend guère de nous. La science est presque impersonnelle, elle n’exprime rien de nos pensées, de notre inquiétude, de notre réflexion sur le bonheur ou le malheur, de notre vie intérieure. Si Karl Anderson n’avait pas observé la première antiparticule, l’électron positif, elle n’aurait pas échappé à un autre, quelques semaines ou quelques mois plus tard. De même, pour Joliot et la radioactivité artificielle. Et, si Chadwick n’avait pas découvert le neutron et déterminé sa masse, nul doute que cette particule ne serait pas restée méconnue deux mois plus tard. Même la relativité d’Einstein se serait imposée ultérieurement si ce jeune homme de génie avait eu la fantaisie de s’orienter vers les assurances plutôt que vers la physique.
A l’opposé, toute œuvre d’art est unique et personnalise son auteur. Si les concertos brande-bourgeois n’avaient pas été écrits par Jean-Sébastien Bach, ils n’auraient jamais été écrits. Ainsi, nous restons à mi-chemin, nous sommes proches des artistes : la science est un chant rarement individuel, le plus souvent un immense chœur. Nous chantons l’antimatière qui éclate à partir des grands synchrotrons, nous chantons le subtil neutrino, particule infime remplissant tous les espaces, nous chantons les photons et les mésons créés et projetés autour de nous sans limitation de nombre, nous chantons les plasmas qui se détendent dans le vide interstellaire à partir des supernovae, nous chantons les quasars immenses et lointains, les résonances éphémères créées et sitôt détruites, nous chantons les formalismes abstraits, grands poèmes incompréhensibles dont nous découvrons, par des coups de grâce successifs, la grandeur toujours mystérieuse. Mais nous savons bien que ce chant merveilleux reste largement impersonnel et que nous avons besoin d’exprimer, de reconnaître, d’écouter nos pensées intérieures, nos joies, notre expérience, nos inquiétudes. Nous avons besoin de ressentir la palpitation singulière de notre âme. C’est pour toutes ces raisons, confuses en apparence, mais essentielles pour notre personnalité, que la musique est si largement présente au cœur des hommes de science.
Je terminerai ces remarques par une réflexion personnelle. Notre enseignement est trop abstrait et trop uniquement rationnel. L’abstraction est nécessaire : la formation à la logique permet d’obtenir une clarté d’esprit, une méthode, indispensables à toutes les activités scientifiques et techniques, mais point trop n’en faut car la vie comporte bien d’autres composantes. Tous les choix que nous avons à effectuer, toutes les orientations affectives ne dépendent pas de la pure logique rationnelle. Le pôle des choix personnels, de la réflexion, des goûts artistiques, est brimé dans les études. Il faudrait rétablir l’équilibre par une large possibilité de cultiver une activité artistique, la musique en particulier. Il en va de l’équilibre de nos enfants, de leur joie de vivre, de leur potentiel d’imagination et de création. C’est pour cela que je suis heureux de participer à l’activité si intéressante et efficace des Jeunesses Musicales de France. C’est pour cela que les manifestations telles que le Festival du Comminges m’apparaissent comme essentielles pour notre équilibre et notre épanouissement.
Einstein jouant du violon, dessin de Léonide Pasternak « La musique reste son moyen d’évasion le plus sûr. Quand il joue du violon, Einstein est transfiguré, absent du monde, tendu vers la recherche de l’harmonie Ne dit-il pas de l’œuvre de Niels Bohr « Ceci est de la sublime musicalité dans le domaine de la pensée ».