L’art de la Fugue une oeuvre à méditer par Harry Halbreich, Musicologue.

Passé cinquante ans, le rythme de production de Jean-Sébastien Bach accusa un brusque ralentissement. De 1736 à sa mort, ses activités de compositeur s’orientèrent dans deux directions principales : d’une part, la mise au point pour la postérité de ses ouvrages ou groupes d’ouvrages les plus importants : établissement de recueils (Deuxième Livre du Clavecin bien Tempéré ; Chorals dits de Leipzig) ; rédaction définitive des Passions et parachèvement de la Messe en si mineur. D’autre part, la composition d’œuvres de contrepoint transcendant, les plus abstraites et les plus élevées jaillies de sa plume. Si les Variations Goldberg s’adressent encore nommément au Clavecin et les Variations canoniques sur un Choral de Noël à l’Orgue, il n’en va plus de même pour les deux chefs-d’œuvre suprêmes : l’Offrande musicale (1747) et l’Art de la Fugue (1749-50). Dans l’Offrande musicale, seule l’instrumentation de la Sonate en Trio et du Canon perpétuel sont précisées. Dans l’Art de la Fugue, enfin, une indication dont rien ne prouve qu’elle soit de la main du Cantor attribue à un duo de clavecins deux pièces, qui, nous le verrons, sont de simples variantes de deux autres. On peut dégager de toute cette activité créatrice des quinze dernières années de la vie de Bach une ligne de force : détachement de l’actualité au profit de la postérité, se manifestant par un mépris des contingences du jour et par une tendance à la spéculation et à l’abstraction. Mais Bach est un artiste autant et plus qu’un sa­vant : une œuvre comme l’Art de la Fugue, qu’il ne destinait certainement pas à l’exécution en public, même pas fragmentaire, mais bien plutôt à la lecture et à l’étude, nous apparaît comme l’une des plus émouvantes, l’une des plus bouleversantes, même, jaillies de sa plume. Depuis une soixantaine d’années que l’Art de la Fugue se joue dans les concerts (la première orchestration, encore très romantique, due à Wolfgang Graeser, date de 1927), il est devenu pour des millions d’auditeurs dont l’écrasante majorité est bien incapable d’en saisir la portée technique, une expérience d’ascèse spirituelle différente, certes, mais nullement moins intense, que celle des Passions ou de la Messe en si mineur.

L’Offrande musicale, on le sait, n’avait pas été le fruit d’un projet préconçu. Invité par Frédéric II à improviser en sa présence une fugue sur un sujet proposé par le Roi, Bach s’était piqué au jeu et, rentré à Leipzig, il avait retravaillé cette improvisation, puis ajouté sans plan fixe toute une série de pièces contrapuntiques, canons et fugues, sur le « thème royal », plus une sonate en trio.

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L’Art de la Fugue, par contre, est un projet soigneusement étudié, que seules la cécité, puis la mort du Cantor, l’empêchèrent de mener tout à fait à bien. Il y a d’ailleurs diverses opinions quant au degré d’inachèvement de l’ouvrage, tout comme quant à sa disposition définitive. Parmi les nombreuses énigmes que pose l’Art de la Fugue figure d’ailleurs la date à laquelle Bach se serait interrompu. En effet, selon la tradition léguée par son fils Carl-Philipp-Emanuel, qui publia l’œuvre inachevée après la mort de son père, le Cantor y aurait travaillé jusqu’à la limite de ses forces et de sa vue, interrompant la dernière Fugue pour dicter sur son lit de mort à son gendre Altnikol un dernier Choral pour orgue, le fameux Vor deinen Thron tret’ich hiermit BWV 668 qui clôture le recueil dit de Leipzig. Or, cela ne correspond pas à la réalité des faits : le recueil des Chorals de Leipzig, rédigé de la main de Bach, montre une altération croissante de la graphie due à la cécité, puis non point un mais trois morceaux dictés à Altnikol, le dernier d’ailleurs fragmentaire (mais comme il ne s’agissait pas d’une composition nouvelle il a été possible de le reconstituer à partir d’une source autographe plus ancienne). Voilà pour ces Chorals, qui semblent donc bien avoir été rédigés (ou recopiés) durant les derniers mois de la vie de Bach. Juste auparavant se situe l’achèvement (notamment avec la Fugue initiale du Credo) de la Messe en si mineur. Et l’Art de la Fugue alors ? Bach y a travaillé principalement en 1749, l’année précédant celle de sa mort, et la fameuse Fugue inachevée s’interrompt brusquement, sans qu’à aucun moment son écriture ne traduise de fatigue ou de cécité ! Mais a-t-on assez remarqué l’endroit où elle s’interrompt ? Le ténor y cite le thème B-A-C-H (si bémol-la-do-si) et la dernière mesure notée est la 239e. La somme des chiffres de 239 donne 14, qui est aussi le « nombre de Bach », correspondant à la somme des valeurs numériques des lettres de son nom (2+1+3 + 8). C’est donc sur une double signature, hautement significative et symbolique, que Bach a abandonné son ouvrage, sans doute au moins six mois avant sa mort. Pourquoi ?…

Le titre même de l’Art de la Fugue n’est pas de Jean-Sébastien, du moins n’y en a-t-il aucune trace écrite, encore qu’il eût pu en parler à l’un de ses fils. Mais ce titre s’est imposé, car il correspond parfaitement au propos et au contenu de l’ouvrage : démontrer par l’exemple tout ce que l’on peut tirer, dans le domaine de la Fugue, d’un sujet unique, en ré mineur, volontairement simple afin de se prêter à un nombre maximum de combinaisons. On a vu à bon droit dans ce sujet une stylisation, une simplification extrême de celui de l’Offrande musicale, peut-être plastiquement plus beau et musicalement plus « intéressant », mais par là même moins général et moins riche de possibilités combinatoires. Ce sujet, célèbre, est utilisé dans le recueil sous quatre formes différentes : simple ; légèrement ornée avec rythmes pointés, variée rythmiquement avec silences sur les temps forts ; enfin, monnayé en triolets de croches avec présence typique d’un saut d’octave ascendant. Chacune de ses formes (que j’appellerai 1, 2, 3, 4) possède également un renversement, et Bach traite sur un pied d’égalité les formes droite et renversée. Le matériau musical de l’Art de la Fugue comprend par ailleurs un certain nombre de contre-sujets, sept au total (numérotés ci-après de 5 à 11), dont trois possèdent également une forme renversée, ce qui élève le nombre des contre-sujets à dix.

L’Art de la Fugue, dans la forme où l’a laissé Bach se compose de dix-neuf morceaux, dont le dernier est une colossale triple-fugue inachevée. Il semble qu’il ait encore préparé lui-même pour l’édition les onze premiers morceaux, sur l’ordre desquels il ne subsiste guère de doute, car c’est un ordre parfaitement logique, et déterminé par l’auteur lui-même, bien qu’il ne corresponde pas tout à fait à son manuscrit, lequel suit sans doute l’ordre de composition. C’est pour la seconde moitié de l’ouvrage que les points d’interrogation s’accumulent, car ici Carl-Philipp-Emanuel a dû travailler sur des manuscrits plus difficiles à déchiffrer, voire sur des brouillons, dont l’ordre n’était pas déterminé. Actuellement, il n’existe pratiquement pas deux réalisations de l’ouvrage qui adoptent le même ordre, ni deux éditions. Pour un équilibre esthétiquement satisfaisant dans un concert, l’ordre préférable ne sera pas forcément celui qui représente la gradation la plus parfaite au point de vue didactique (du simple au complexe), l’ordre « didactique » pouvant lasser l’auditeur par son aspect systématique. Et, nous l’avons dit, les musicologues continuent à discuter de l’ordre définitif qu’aurait choisi Bach. La majorité d’entre eux s’accorde tout au moins sur le fait que la Fugue inachevée était bien la dernière et devait couronner l’ouvrage, mais Jacques Chailley, notamment, prétend que le recueil complet aurait comporté vingt-quatre morceaux, et sa démonstration ne laisse pas d’être convaincante. Mais il est impossible, et d’ailleurs inutile, d’entrer dans ces détails dans le cadre d’une simple notice de concert. Il apparaît plus important de soulever la question de la réalisation instrumentale de l’Art de la Fugue. L’œuvre, on le sait, est très souvent présentée par un orchestre de chambre, et les réalisations sont fort nombreuses, combinant cordes, vents et claviers. Aucune pièce n’exigeant plus de quatre voix, une interprétation par un quatuor à cordes paraît également possible : c’est une des solutions les plus belles,-mais les plus austères. Cependant, Bach, qui a noté son œuvre en partition, c’est-à-dire sur autant de portées qu’il y a de voix (deux, trois ou quatre selon les cas) pensait surtout aux amateurs éclairés et aux professionnels qui déchiffreraient l’ouvrage au clavier. De fait, comme l’Offrande musicale, l’Art de la Fugue est intégralement exécutable par les dix doigts d’un interprète unique : on peut le jouer au clavecin, au piano ou à l’orgue.

Les quatre premières Fugues sont des fugues simples. I et II sur le sujet droit, III et IV sur le sujet renversé. Les Fugues V, VI et VII combinent forme droite et renversement, et introduisent de plus les procédés de l’augmentation et de la diminution De VIII à XI, ce sont les Fugues doubles, puis triples, c’est-à-dire sur deux (ou trois sujets) développés d’abord séparément, puis ensemble. Les numéros XII à XV sont des Canons, ou plus exactement des fugues canoniques, qui nous introduisent dans les arcanes du contrepoint double, ou contrepoint renversable (une voix supérieure peut devenir voix inférieure, et vice-versa).

Viennent enfin les Fugues au miroir XVI et XVII, rédigées chacune deux fois (et donc jouées deux fois aussi), la seconde fois représentant un renversement (ou miroir) exact à la moindre note près de la première. Les deux Fugues XVIII sont une réalisation pour deux claviers (clavecins) des deux Fugues XVII, mais avec une voix libre ajoutée à la polyphonie, afin de montrer que tant de rigueur ne paralyse pas l’inspiration ! Enfin, la Fugue XIX, inachevée, devait couronner l’ensemble comme quadruple fugue : Bach n’a pu la mener à bien.

Voici pour finir quelques données succinctes permettant de comprendre chaque morceau.

  1. Fugue simple à quatre voix, sur le sujet droit (1), sans contre-sujet obligé.
  2. Fugue simple à quatre voix, sur le même sujet (1), contrepointé en valeurs pointées.

III. Fugue simple à quatre voix sur le sujet (1) renversé, et avec un contre-sujet chromatique.

  1. Fugue simple à quatre voix sur le sujet (1) renversé, avec un autre contre-sujet.
  2. Fugue par mouvement contraire à quatre voix, sur le sujet modifié 2 et son renversement. En forme de strette.

VI Fugue par mouvement contraire à quatre voix « per diminutionem ». En forme de strette elle aussi, égale­ment sur 2 et son renversement, utilisant aussi le sujet par diminution, le tout dans le style «à la française» (rythmes pointés, fusées, etc.).

VII. Fugue par mouvement contraire à quatre voix, « per augmentationem et diminutionem ».  En forme de strette, sur 2 et son renversement, utilisant le sujet par diminution (au ténor, tout au début) et par augmentation (première entrée de la basse).

VIII. Triple fugue à trois voix. Débute par le premier contre-sujet (5), auquel se joint le deuxième (6). Puis la forme 3 renversée du sujet principal apparaît à son tour et, pour finir, les trois sujets sont réunis.

  1. Double fugue à quatre voix, à la douzième. Commence par un nouveau sujet (7), puis intervient la forme originelle 1. Les deux sujets se combinent en contrepoint renversable à la douzième.
  2. Double fugue à quatre voix, à la dixième. Sur le nouveau sujet 8, puis sur le sujet 2 renversé. Ces deux sujets sont combinés en contrepoint renversable à la dixième, d’où renversements à la tierce, à la sixte et à la dixième.
  3. Triple fugue à quatre voix, sur les sujets renversés de la triple fugue VIII. L’ordre des entrées est différent ; 3 renversé au début, puis 5 renversé, enfin 6 renversé. Pour finir les trois sujets sont réunis. On trouve incidemment la forme B-A-C-H, variante de 6 renversé. Cette page grandiose, d’une audace chromatique incroyable, est sans doute le sommet de tout le recueil, de pair avec la dernière Fugue inachevée.

XII. Canon à l’octave à deux voix sur une variation rythmique du sujet (1) renversé. A la mesure 77, une barre de reprise indique qu’il s’agit (virtuellement) d’un canon perpétuel (ad infinitum).

XIII. Canon par mouvement contraire « per augmentationem », à deux voix. Sur une variante du sujet 1. En contrepoint renversable à l’octave.

XIV. Canon à la dixième, à deux voix. Sur une version syncopée de 1 renversé. A partir de la mesure 40, les voix sont interverties en contrepoint renversable à la dixième, ce qui produit un canon à l’octave inférieure.

  1. Canon à la douzième, à deux voix. Sur une variante au sujet 1. A partir de la mesure 34, les voix sont interverties en contrepoint renversable à la douzième, ce qui produit un canon à l’octave inférieure.

XVI. Fugue au miroir à quatre voix, « rectus » et « inversus ». Sur le sujet dans sa forme originelle (1), puis sur son renversement.

XVII. Fugue au miroir à trois voix, « rectus » et « inversus ». Sur la variante 4 du sujet principal, successivement droite et renversée. Le deuxième morceau est l’exact miroir du premier.

XIX. Quadruple fugue à quatre voix (inachevée), sur trois nouveaux sujets 9, 10 et 11. Le dernier d’entre eux n’est autre que B-A-C-H. Les six dernières mesures écrites par Bach amorcent une combinaison de ces trois sujets. Il est plus que probable que le sujet 1 devait intervenir ensuite pour couronner l’édifice en quadruple fugue, avec les sujets précédents. La solution a été trouvée dès 1880 par Nottebohm, faisant de cette probabilité une quasi-certitude.

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